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She wore blue velvet
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17 mai 2013

"Les Trois lumières", de Claire Keegan

Bonjour chers Tous !

La blogosphère littéraire, plus je la fréquente et plus je l'aime. C'est, en effet, grâce à une blogueuse-dévoreuse de livres, Bianca, que j'ai découvert le court roman que je souhaite vous présenter aujourd'hui. Il a été pour moi un coup de coeur autant qu'un coup de poing ; une oeuvre qui m'a séduite et profondément troublée à laquelle j'ai longuement pensé une fois ma lumière éteinte. Il était donc très important à mes yeux que mon premier billet littéraire publié ici lui soit consacré.

Il ne faut pas se fier à la brièveté des Trois lumières, ni au style très épuré de l'auteure, Claire Keegan qui, nouvelliste avant d'être romancière, maîtrise à merveille le pouvoir de suggestion. Car, si ce concentré d'humanité peut se permettre d'être elliptique c'est qu'il ne touche, finalement, qu'à l'essentiel, à cet essentiel qui nous échappe mais ne demande qu'à être mis au jour.

les trois lumières

Les Trois lumières a pour narratrice une petite fille confiée par ses parents à un couple qu'elle ne connaît pas pour une durée indéterminée (ils pourront "la garder aussi longtemps qu'ils voudront"). Sa mère, qu'elle partage déjà avec de nombreux frères et soeurs, est à nouveau enceinte ; son père, buveur et parieur (perdant) traverse alors avec elle la campagne irlandaise jusqu'à la côte et la dépose sans se retourner. C'est, nous dit-on, une "journée chaude, radieuse, avec des zones d'ombre et de brusque lumière verdâtre sur la route."

"Lumière" ET "Ombre", sont en effet les deux éléments qui caractérisent ce récit d'apprentissage, aussi doux que cruel.

Sous nos yeux, la petite fille et le couple de fermiers bienveillants qui l'accueille, vont peu à peu s'apprivoiser, à travers des gestes quotidiens, anodins, des rituels vont se mettre en place, une belle complicité s'installer. L'enfant, habituée à vivre dans l'indifférence de ses parents, le bruit, la pauvreté -et tout ce que nous souhaitons imaginer- découvre qu'une autre vie est possible : "Ici, il y a la possibilité, et le temps de réfléchir." C'est avec bonheur qu'elle s'offre tout entière à cette activité, mêlant contemplation et pensées profondes. Attentive à toute chose, aux détails, aux sensations, elle nous livre ses observations, ses incompréhensions, ses craintes et ses joies, avec toute la candeur de son jeune âge. La silhouette d'un chat, la vapeur qui s'échappe de la bouilloire, la fraîcheur et la pureté de l'eau du puits,... Tout est matière à analyse. Et lorsqu'elle s'exprime ainsi : "J'essaie de me souvenir d'une autre occasion où j'ai eu cette sensation et je suis triste parce que je n'en trouve aucune et heureuse, à la fois, de ne pas en trouver.", c'est à Combray que je me retrouve, au coeur d'un univers proustien au parfum d'enfance. Les deux personnages-narrateurs ont en commun ce désir de réinventer, de s'approprier le monde à partir des sensations. La présence débordante du monde sensible -chez Keegan comme chez Proust- offre aux enfants la possibilité de goûter l'essence des choses qui les entourent.

Comme eux, le lecteur doit donc être attentif aux signes et ne pas se laisser piéger par les vulgaires apparences. Aussi, derrière la douceur de ce roman, qui nous berce de descriptions bucoliques, de scènes d'éveil et de tendresse, qui guide notre regard vers cette douce relation qui se noue entre deux adultes et une fillette, se dissimule -tapie dans l'ombre- une cruauté inhérente aux contes les plus faussement innocents.

Si de nombreuses discordances se dévoilent au fil des pages, la fin du roman, totalement déconcertante, presque violente, encourage une seconde lecture. Les signes sont bien là, nous mettent en alerte : ce petit coin de paradis n'est peut-être pas à l'abri de l'obscurité. Certes, les jours passent paisiblement : "Je continue d'attendre qu'un incident se produise, que ma sensation de bien-être s'envole (...) mais les journées se succèdent, très semblables." Se lever avec le soleil, sentir l'odeur du bacon grillé, préparer des scones, cirer les meubles, arroser le jardin lorsque le jour décline, font le douillet quotidien de l'improbable trio. Mais lorsque le monde extérieur s'infiltre, par le biais de la télévision -ou la langue trop pendue des voisins- c'est pour nous informer qu'un autre homme -un gréviste- s'est laissé mourir de faim. On repense alors à une des premières remarques enfantines : "Sous l'odeur de pâtisserie, un désinfectant, un produit javellisé pointe." Bien sûr, dans un premier temps, c'est la tarte à la rhubarbe qui a retenu notre attention, son "sirop bouillant prêt à déborder", ses "fines feuilles de pâte sculptées dans la croûte." Pourtant, le trouble avait déjà fait son trou et il me semble alors que l'oeuvre de Claire Keegan, aussi brève soit-elle, offre un second récit en creux : tout ce qu'elle n'a pas voulu dire, qu'elle a préféré suggérer, elle nous l'a peut-être crié encore plus fort. 

Les pages des Trois lumières (mais, soudainement, c'est le titre original qui me vient Foster. "Foster-child/ home/ mother" ; un titre qui fait mentir cette traduction française qui elle aussi, nous a menés par le bout du nez) ne sont pas cent, elles sont deux cents, elles sont mille, elles sont toutes celles qui n'ont pas été écrites et laissées en suspens, vierges, à l'attention du lecteur qui souhaitera voir galoper son imagination.

Ce roman, s'il n'est pas tout à fait ce qu'il prétend, n'est pas tout à fait autre pour autant. Une lumière se distingue, c'est vrai, celle de l'apprentissage, tout particulièrement de la lecture, lecture du monde, lecture des signes (la petite fille le dit elle-même : "J'avais déjà remarqué les signes") mais aussi lecture des mots :

"Au début, je n'arrivais pas à déchiffrer certains mots compliqués (...) jusqu'au jour où je n'ai plus eu besoin de deviner, et où j'ai continué ma lecture. C'était comme apprendre à faire du vélo : j'ai senti le mouvement, la liberté d'aller à des endroits où je n'aurais pas pu aller avant, et c'était facile."

Je lis ces mots d'enfant qui résument le pouvoir des livres, passeports pour un monde sans limites, et j'ai envie de serrer cette petite fille dans mes bras et de pleurer de joie car je sais que quoi qu'il se passe maintenant -même si elle doit retourner vivre auprès de ses parents négligents, subir l'alcoolisme de son père, les cris du nouveau-né, les nerfs usés de sa mère- la littérature pourra la sauver.

Alors même qu'il me manque le talent de Claire Keegan, j'espère vous en avoir dit suffisamment, ni trop, ni pas assez, pour vous inciter à découvrir son roman. Pour ma part, c'est en quête de ses deux autres ouvrages que je compte me lancer. On en reparle ?

 

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Commentaires
P
Oh que ton article a titillé ma curiosité ! J'aime ta façon d'en parler et rassure-toi, tu donnes vraiment vraiment envie d'en savoir plus :)<br /> <br /> J'y repenserai, quand ma PAL aura diminué !
P
oh il faut qu je decouvre cet auteur! surtout en tant queprof d'anglais<br /> <br /> xxo
M
Tu en parles vraiment très bien ! J'ai également énormément aimé cette histoire d'une auteure que je découvre depuis quelques mois ... Je te conseille "A travers les champs bleus", son dernier recueil de nouvelles, que j'ai beaucoup apprécié.
B
Coucou Emma,<br /> <br /> rassures-toi tu parles très bien de ce beau livre, mieux que moi, et je suis contente que mon coup de coeur t'ai donné envie de le live. C'est vrai que le titre français est mal choisi car il y a comme tu l'écris si bien de l'ombre et des multitudes de lumières. j'ai vraiment adoré et j'ai pleuré à la fin. Très très beau billet en tout cas, bravo à toi, je suis sûre que celles qui ne l'ont pas encore lu vont se précipiter dessus :)
A
J'ai adoré moi aussi et j'ai bien aimé "Antarctique" mais moins ce pendant que celui-ci.
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