Les Étranges talents de Flavia de Luce, d'Alan Bradley
Bonjour mes Chers !
Êtes-vous prêts à frissonner ce matin ? Non de froid mais de frousse, secoués par quelques poussées d'adrénaline ? Pour cela, prenons la machine à voyager dans l'espace et le temps, direction l'Angleterre, juin 1950, et poussons la lourde porte du manoir de Buckshaw, situé non loin du village de Bishop's Lacey. Dans cette impressionnante demeure vit la famille de Luce, le colonel, homme taciturne et philatéliste averti et ses trois filles : Ophélia, l'aînée, narcissique à souhait, Daphné, toujours le nez dans les livres, et Flavia, petite dernière, bouc émissaire toute désignée. Mais il est inutile de s'apitoyer sur son sort : bien qu'âgée de onze ans seulement, Flavia est dotée d'un très fort caractère, d'une répartie à toute épreuve et surtout d'une passion dévorante pour la chimie -principalement les poisons- qu'elle pratique dans le laboratoire de son ancêtre, Tar de Luce, où elle concocte, entre deux expériences, quelques potions vengeresses. Elle apparaît comme une cousine éloignée de T.S. Spivet, autre génie "jeune et prodigieux" bien connu de nos services (si vous n'avez pas encore lu le roman de Reif Larsen, foncez !). Enfin, Harriet, la mère des trois jeunes filles de Luce, n'est plus de ce monde mais se dessine comme un personnage important (pour la suite ?) : timide et néanmoins aventurière et impertinente, on devine aisément de qui les soeurs tiennent leur personnalité et leur langue bien pendue.
Alors que les membres de la famille de Luce tentent de cohabiter sans s'étriper, entourés de leur cuisinière Madame Mullet -mondialement reconnue pour sa tarte (qui donne son titre original au roman The Sweetness at the bottom of the pie, bien plus séduisant que la translation, vous en conviendrez)-, et de Dogger, fidèle serviteur et excellent personnage, le crime frappe à Buckshaw : un oiseau est retrouvé mort devant la porte de la cuisine, un timbre à l'effigie de sa Majesté la Reine Victoria collé sur son bec puis un cadavre dans le plant de concombres. Que symbolise ce timbre ? Pourquoi un martin-pécheur ? Qui est cet homme aux cheveux roux gisant raide mort au milieu des légumes ? Et surtout, pourquoi le colonel de Luce se disputait-il avec lui dans le secret de son bureau ? Quel passé commun partagent-ils ?
Lorsque le colonel de Luce se retrouve menottes aux poignets, Flavia n'hésite pas à enfourcher Gladys, sa bicyclette héritée de sa mère, pour parcourir le village à la recherche d'indices et de renseignements, prête à tout pour le faire innocenter, se réjouissant de doubler sur son terrain l'inspecteur Hewitt en charge de l'affaire. Elle plonge alors dans le passé estudiantin de son père, cet homme qu'elle découvre sous un autre jour.
Ce roman -premier tome d'une série de six, qui signe l'entrée en littérature d'Alan Bradley, auteur canadien de soixante-dix ans- sans fausse note me laisse toutefois une légère pointe d'insatisfaction car je sens que je suis passée à deux doigts du coup de coeur. J'ai envie d'ajouter "Screugneugneu" ! Mon attention, au cours de cette lecture, a emprunté un drôle d'itinéraire : si j'ai lu les premiers chapitres avec un vif intérêt, m'attachant très rapidement à l'héroïne, me laissant très aisément séduire par son environnement, j'ai ressenti une grande lassitude à mi-parcours et lu une petite centaine de pages en diagonale ou au ralenti. Beaucoup de longueurs, un rythme un peu moins soutenu, je ne sais que mettre en cause. Moi ? C'est possible aussi. Néanmoins, je n'ai pas du tout l'intention ni l'envie de vous dissuader de faire la connaissance de Flavia, bien au contraire, car, si la petite étincelle a failli à un certain moment, j'ai été happée, passionnée, dévorée par le suspense et l'intelligence de la dernière partie (disons les cent-cinquante dernières pages, ce qui n'est pas rien pour un roman qui en compte 350). L'enquête est particulièrement bien construite, avec un dernier chapitre de révélations à la manière des meilleurs Whodunit. Ju-bi-la-toire !
Flavia s'impose comme une nouvelle héroïne-enquêtrice parfaite : très drôle, précoce, débrouillarde, en quête d'attention et d'amour, c'est une vraie maligne, aussi surprenante qu'elle peut être agaçante, elle a un sens de la formule irrésistible :
"Bien dormi ? Qu'est-ce que c'était que cette question ? J'avais les yeux lourds de sommeil, un nid de queues de rats à la place des cheveux et le nez qui coulait comme un torrent à truites."
On se délecte des scènes de disputes avec ses soeurs, de leurs répliques vachardes qui fusent et ne peuvent que faire sourire. Quant au manoir de Buckshaw, avec ses nombreuses pièces secrètes, le laboratoire de chimie, le boudoir d'Harriet, le bureau du colonel,... il est le décor idéal pour cette aventure aussi enlevée que mystérieuse, qui n'est pas sans rappeler l'univers d'Agatha Christie (Dickens est souvent cité également). Par ailleurs, cette plongée au coeur d'une Angleterre au sortir de la guerre, encore traumatisée par ce qu'elle vient de traverser, est enrichissante pour le lecteur comme pour l'oeuvre puisque le contexte socio-historique, en arrière-plan, sert l'intrigue qui gagne en authenticité et en force. J'ai pris beaucoup de plaisir à suivre Flavia sur son destrier, à la rencontre des habitants du village dont on ressent l'âme vive : la bibliothécaire, Miss Mountjoy, la vendeuse de confiseries, l'aubergiste et sa fille, Tully et Mary Stoker, l'énigmatique Pemberton,... Ce tout petit monde, qui sait bien des choses mais a appris à tenir sa langue, participe à l'atmosphère surannée et fantaisiste qui domine le roman.
Séduite par l'univers et l'ambiance -sombre, mystérieuse mais aussi cocasse- désireuse de connaître toujours mieux le passé du colonel de Luce et ses fréquentations de jeunesse, j'ai également été enchantée par la plume de l'auteur, étonnante, virevoltante ! Quelle verve ! Quel humour ! Quel rythme ! Je me suis régalée de certains passages, de l'enchaînement toujours plus vif des phrases. Un vrai bonheur de lecture (et une excellente traduction). Penser à ce gentleman de soixante-dix ans se glissant avec tant d'aisance, d'énergie et d'enthousiasme dans la peau de cette fripouille de onze m'a, par ailleurs, émue.
Pour toutes ces raisons, le deuxième tome des aventures flaviesques m'attend déjà et je compte bien le lire dans les prochains jours car je ne peux m'empêcher de penser que cette première rencontre compte bien trop de points positifs pour que je me laisse démonter par mon petit coup de mou passager.
Notez d'ailleurs, mes Chers, que les aventures de Flavia ont été adaptées par la BBC. Un gage de qualité et une raison supplémentaire de prolonger le séjour à Buckshaw, non ?!
Même si Alan Bradley est Canadien, je pense que ce roman mérite largement sa place au coeur de notre Mois Anglais, hum ?!
Il me permet, en tout cas, de voir fondre ma PAL :
Bon mardi, les amis :)